La mort est dans le pré

Je suis viscéralement attaché à la terre et à ce qu’elle représente, sur le plan symbolique et économique.
J’ai la chance que Valeurs Actuelles veuille bien publier ma tribune où j’expose mon ressenti concernant la souffrance du monde agricole face aux aléas climatiques et à la crise du marché, corollaire de la mondialisation.
Vous trouverez ci-joint le texte intégral (qui a été un peu tronqué dans le magazine) dans lequel je fais référence aux problèmes de la zone intermédiaire qui nous concernent géographiquement.

 

logo_tribunes« Si rien ne change, en hiver il y aura des enterrements de paysans ! » Ce présage amer, fait il y a quelques jours par un petit exploitant de Bourgogne, est hélas le même sur l’ensemble du territoire français. Oui, notre agriculture va mal, très mal, et ce constat est valable sur l’ensemble des filières : maraîchage, grandes cultures, élevage, viande ou lait. Et ce n’est pas la timide avancée obtenue à grand-peine contre le géant de l’agroalimentaire Lactalis qui va changer la donne.

Oui les agriculteurs souffrent et d’abord de l’image désastreuse qui est la leur auprès du grand public : pollueurs, bouffeurs de subventions, perpétuels quémandeurs d’aides exceptionnelles au moindre rayon de soleil, à la moindre averse de grêle, voici le portrait peu flatteur dont les médias abreuvent les Français lorsqu’ils parlent de nos paysans. Il est temps de les entendre, enfin.

2016-10-24

Que disent-ils, ces agriculteurs ? D’abord que cette année 2016 sera désastreuse : les conditions climatiques ont été meurtrières pour les fruits et légumes, les céréales, la vigne, les oléagineux. Pour la quatrième année, les exploitants vont devoir s’endetter pour continuer à travailler, alimentant un cercle absurde sans la légitime récompense des efforts et des investissements déployés, sans plus trouver le moindre sens à leur travail, ni la moindre dignité. « Humiliation » est un mot qui revient souvent dans le discours des exploitants agricoles. Va-t-on se décider à l’entendre ?

Que disent-ils encore ? Dans un contexte mondialisé, où les pratiques ne sont pas les mêmes pour chacun, l’exigence apportée à nos conditions de productions encadrée par des normes de plus en plus drastiques sur le plan environnemental et social transforment les produits français en objets de luxe, incapables de rivaliser avec leurs équivalents provenant des États-Unis, de Russie ou des pays émergents… sans compter certains de nos partenaires européens. Avec de belles absurdités au passage : les OGM interdits en France viennent gaver 80 % des élevages sur notre territoire sous forme d’aliments pour animaux. Il est grand temps de se pencher sur nos conditions de production. Que réclament les agriculteurs ? Avant tout, l’harmonisation des normes et en premier lieu sur l’ensemble du territoire européen. Entendons-nous : il ne s’agit pas de brader nos exigences environnementales ou sociales, mais bien d’y apporter le pragmatisme nécessaire pour permettre aux productions françaises de tenir leur rang sur les marchés. Et si ce pragmatisme, par idéologie ou entêtement, s’avère impossible, soit : mais dans ce cas, que ce handicap soit compensé à sa juste mesure. Sinon le risque est grand de laisser les États-Unis, la Russie et l’Ukraine, le Brésil nourrir le monde et abandonner toute volonté de peser sur le plan international. Que deviendra l’Afrique du Nord, pour ne parler que d’elle, si l’Europe et au premier rang la France abandonne sa tradition de production céréalière ? Qui nourrira nos concitoyens, et avec quels produits, si la France sacrifie ses maraîchers, ses éleveurs ?

Les aides à la production : voilà encore un point d’achoppement. Sur les 9 milliards d’aide européenne que redistribue la France à ses paysans, il semble qu’un peu de transparence s’impose. Au nom de quels lobbys, quelles complicités, certains territoires ou certaines filières sont plus aidés que d’autres ? Une  opportunité politique peut-elle justifier qu’on laisse littéralement agoniser certaines régions françaises ? La question est grave, car elle pose aussi celle de l’aménagement de notre territoire. Va-t-on laisser mourir des exploitations, laisser se transformer ce qu’on appelle « la zone intermédiaire », cette écharpe de terres qui traverse la France depuis les Ardennes jusqu’aux Pays de la Loire, certes moins rentables que les plaines de la Beauce et de la Brie, en vastes friches, vider les villages, entasser les paysans devenus chômeurs dans les villes ? Va-t-on abandonner le pastoralisme et laisser la moyenne montagne, les espaces méditerranéens ou les landes se gangrener d’arbustes où les incendies pourront se propager lors d’étés meurtriers ?

Troisième levier enfin, celui des banques. Acculés lors de la crise, les établissements bancaires ont été sauvés par l’argent public. Ils n’ont aujourd’hui aucune mémoire de ce repêchage qui aurait pu les inciter à plus de prudence et plus d’humanité. Combien d’agriculteurs, aujourd’hui, se désespèrent de ne pouvoir honorer leurs créances face à des banquiers qui, en leur temps, les ont encouragés à s’endetter pour améliorer leurs outils de production ? Les agriculteurs ne réclament pas la charité, mais là encore, du pragmatisme : un report de leurs dettes pendant trois ans leur permettrait de reconstituer une trésorerie et retrouver un niveau de vie décent. Car ils sont nombreux, même s’ils gardent le silence, ceux à qui mission a été donnée de nourrir leurs concitoyens et qui parviennent à grand peine à nourrir leur famille…

Oui, il est temps d’entendre les agriculteurs car ils meurent, et meurent en silence comme le « Pauvre Martin » de la chanson de Brassens : quand la mort lui fait signe de labourer son dernier champ, il creuse lui-même sa tombe et s’y étend sans rien dire, « pour ne pas déranger les gens ».

Alain HOUPERT
Sénateur de la Côte-d’Or

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